Dans son Histoire de l’Ile aux Coudres, publiée à titre posthume en 1879, l’abbé Alexis Mailloux (1801-1877) raconte l’histoire de son coin de pays. Il consacre plusieurs pages à ceux qui ont périt emportés par les eaux. L’histoire d’André Pedneau, qui a défié l’autorité paternelle et cléricale, est particulièrement intéressante. L’abbé Mailloux, alors enfant, a été témoin de cet acte de rébellion. Voici donc ce récit.
C’est avec un profond sentiment douleur et en m’associant à celle de sa respectable famille que je vais raconter la fin tragique et à jamais déplorable du jeune André Pedneau dont j’ai été témoin dans mon enfance et à laquelle j’ai fait allusion en peu de mots lorsque j’ai parlé de M. Lefrançois. Le souvenir de cet événement ne s’est jamais effacé de ma mémoire et il a été une des plus vives et énergiques leçons que j’ai jamais reçues sur l’obéissance que l’on doit à son curé et à son père et de l’abandon de Dieu qui quelquefois punit sur le champ la faute que l ‘on commet en refusant obstinément de leur obéir.
Un des dimanches du mois de juillet de l’année 1808 (je ne me rappelle plus quel dimanche) les fidèles de l’Ile aux Coudres étaient réunis dans leur église pour y assister au très adorable sacrifice de la messe. J’étais dans le banc de ma famille. Lorsque le moment de faire le prône fut venu, monsieur le curé de la paroisse, se tournant vers l’assemblée des fidèles pour faire des annonces, aperçut en dehors de la grande porte ouverte deux jeunes gens se tenant debout. Il leur commanda d’entrer dans l’église puisqu’il y avait de la place pour eux. Les deux jeunes gens demeurèrent à leur place. Prenant un ton sévère et impérieux monsieur le curé leur ordonna une seconde fois d’entrer dans l’église. Ils ne firent aucun mouvement pour entrer. Le père d’un de ces jeunes gens partit alors de son banc, alla prendre son fils par le bras et vint le faire mettre à genoux devant l’autel près de la balustrade. Celui-ci était sauvé. André Pedneau restait toujours en dehors de la porte de l’église. Son père voyant qu’il n’obéissait pas, sortit aussi de son banc, se dirigea vers son fils et lui enjoignit d’entrer dans l’église. L’enfant répondit de manière à être entendu de tous les fidèles qu’il n’y entrerait pas. Le père rebuté revint dans son banc, la tête penchée et le visage couvert de confusion. Témoins de l’action de cet enfant, tous les fidèles firent entendre un long gémissement et des larmes s’échappèrent des yeux d’un grand nombre. Jamais scandale semblable ne s’était passé dans l’Ile aux Coudres.
André Pedneau, exaspéré par la sévérité des paroles de son curé et par le commandement de son père, se troubla, je pense, jusqu’au point de perdre la tête et ne sut plus ce qu’il faisait. Car je dois dire que c’était un bon jeune homme et que, jusqu’à cette fatale époque, il avait joui d’une bonne réputation. Mais il faut bien le reconnaître, il y avait dans ce drame public se passant en présence de toute une paroisse, de quoi troubler et faire perdre la tête à un jeune homme de son âge. Je ne fais pas cette remarque pour le disculper entièrement, qu’on le comprenne bien, mais pour mieux faire saisir la sagesse de cette parole de l’apôtre saint Paul adressée aux pères de famille: »N’irritez point vos enfants par une sévérité outrée »; j’ajouterai surtout quand ils sont devenus des hommes. André Pedneau avait péché, il avait certainement scandalisé en résistant publiquement aux injonctions de son curé et de son père, et sous ce point de vue, il était inexcusable au jugement des hommes éclairés par les lumières de la foi.
L’esprit troublé, bouleversé, tout hors de lui même, le pauvre jeune homme laissa l’église, la messe, l’assemblée des fidèles qu’il avait profondément contristés et se dirigea vers la maison paternelle éloignée de près de deux lieues de l’église paroissiale.
Une de ses sœurs gardait la maison. D’un regard distrait, elle le voit entrer, à cette heure indue, mais elle n y fait point d’attention et n’a pas seulement la pensée de lui demander d’où il vient ni pourquoi il avait abandonné la messe: elle continue ce qu’elle faisait sans s’inquiéter de son frère. Celui-ci rentre dans la chambre, ôte ses habits de dimanche, revêt ceux de la semaine, sort de la maison et sa sœur qui semble partager son aveuglement n’a pas la pensée de lui demander où il va et de regarder quel chemin il prend. Elle continue son travail ou ses prières, comme si rien d’étrange ne se passait dans l’esprit de son malheureux frère.
Les parents d’André Pedneau laissent l’église après l’office de l’après-midi et reviennent à leur maison mais n y trouvent point leur enfant. Sa sœur, interrogée, répond qu’elle se rappelle qu’il est revenu à la maison pendant la messe, qu’il a changé d’habits, qu’il est sorti mais qu’elle ne peut dire dans quelle direction il est allé. A cette étonnante réponse, un funeste pressentiment fait sortir du cœur des parents alarmés un cri de désespoir. Les hommes qui revenaient de l’église, entendant ces cris de douleur, s’assemblent autour de la maison désolée et partagent les funestes pressentiments et la désolation de cette famille. Un même cri part de toutes les bouches: Il faut le trouver et chacun de la foulé assemblée prenant son côté on court chez les voisins: il n’y est pas. On gagne les étables: il n’y est point. On visite le bois, on cherche partout, on ne le trouve nulle part. On appelle, on crie, on n’entend point de réponse. Alors la désolation de tout ce monde est à son comble. On lève les mains au ciel, on pleure, on se lamente. Car après l’inutilité de tant de recherches, la presque assurance d’un malheur épouvantable s’est emparée de toutes les âmes.
Pendant qu’on se désolait ainsi, un trait d’une sinistre lumière vint frapper de stupeur tout ce monde éploré et ôter l’espérance de retrouver le pauvre enfant égaré.
Quelqu’un de la famille qui était descendu la côte avoisinant le rivage revenait dire qu’un petit canot qui était monté sur le haut de la rive avait disparu et que la trace de son passage sur le sable était toute fraîche. A cette découverte tous les cœurs furent soulagés par la pensée qu’André Pedneau s’en était servi pour traverser sur la côte du nord et qu’on saurait bientôt où il était. Mais cette lueur d’espérance fut bientôt remplacée par un surcroît de douleurs et d’angoisses lorsque celui qui rapportait ce fait ajouta que, quoique les eaux du fleuve fussent parfaitement unies, André Pedneau ne pouvait être traversé au nord, puisqu’il avait oublié de prendre les avirons du canot qui étaient restés sur le sable à l’endroit où était le canot disparu et que, sans avoir au moins un de ces avirons, il n y avait pas moyen de couper les courants pour se rendre à la rive nord du fleuve. C’était évident; il fallait renoncer à l’espérance de retrouver sur la terre du nord le malheureux jeune homme. Un mystère effrayant allait avoir une solution. André Pedneau, dans le trouble et la désolation où il était, n’avait pas eu la pensée de prendre les avirons du canot en le poussant à l’eau. Il avait dû s’y placer et s’abandonner à l’action des courants, sans avoir même la pensée de gagner un rivage quelconque.
Il était donc à peu près certain qu’André Pedneau était sur les eaux du fleuve, à la merci des courants et du vent qui, d’un moment à l’autre, pouvait s’élever et l’engloutir dans les flots. Cette conjecture se changea en évidence lorsque les hommes qui allaient au bas de l’île prendre des chaloupes pour aller à son secours, apprirent d’une femme que vers mi-baissant, elle avait aperçu dans le large un objet qui ressemblait à un canot que le courant entraînait vers le bas du fleuve.
Mais Dieu avait réglé qu’on ne sauverait pas André Pedneau. Pendant toutes les recherches qu’on avait faites pour le trouver sur l’île, l’après midi s’était écoulée et la nuit approchait. Par un surcroît de malheur, la marée était basse et les chaloupes dont on voulait se servir étaient loin des eaux du fleuve échouées sur le sable. Il fallait beaucoup de temps pour les descendre, et quand elles furent à flot, la nuit était faite et la marée remontait. Comme on partait de l’île, s’éleva un fort vent d’est qui empêcha d’aller au secours de l’infortuné jeune homme, que, d’ailleurs il eût été plus que difficile d’apercevoir dans l’obscurité de la nuit.
André Pedneau fut donc abandonné à son malheureux sort. Il est à croire que, par un terrible jugement de Dieu, celui qui le matin-même, fut condamné à avoir un sépulcre dans le fond des eaux.
On pense bien que les parents d’André Pedneau parcoururent et le nord et le sud du fleuve pour avoir quelque nouvelle de leur pauvre enfant. Mais toutes leurs recherches demeurèrent sans aucun résultat. Il n’avait été vu nulle part, ni lui ni son canot. Sa famille vécut dans les larmes; et le souvenir de la perte de cet enfant, arrivée d’une manière aussi lamentable, est resté gravé dans leurs cœurs sans jamais s’effacer. Les jeunes gens de l’Ile aux Coudres et tous les enfants, à quelque paroisse qu’ils appartiennent, doivent profiter de ce terrible exemple pour ne jamais oublier que Dieu n’attend pas toujours dans l’autre vie pour punir les révoltes scandaleuses contre les pasteurs ou contre les pères et les mères.
Quant a André Pedneau, condamnons la faute qu’il a commise et le scandale qu’il a donné, mais gardons-nous de le condamner lui-même. Il arrive assez souvent que la justice de Dieu punit en ce monde pour épargner dans l’autre. Au reste, savons-nous ce qui s’est passé dans son cœur lorsque seul, isolé, abandonné de tous, le pauvre enfant a vu la tempête s’élever et les vagues entrer dans son petit canot? N’est-il pas à croire que Dieu lui aura ouvert les yeux sur sa faute et que semblable à plusieurs de ceux qui ont été engloutis dans les eaux du déluge, il a trouvé miséricorde par son repentir auprès de Celui qui, lorsqu’il est en colère, sait se ressouvenir de sa miséricorde.
L’histoire de l’Ile aux Coudres a été rééditée en 2011 par Lux Editeur.
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